9
Les Anglais avaient pris Caen l’été précédent puis avaient occupé la ville juste le temps nécessaire pour violer ses femmes et piller ses richesses. Ils avaient laissé une ville défaite, exsangue et sous le choc, mais Thomas était resté après le départ de l’armée. Malade, il avait été soigné par le docteur Mordecaï en la maison de messire Guillaume et, plus tard, lorsqu’il avait été suffisamment rétabli pour pouvoir se remettre sur ses jambes, son protecteur l’avait conduit à l’Abbaye-aux-Hommes pour y rencontrer le frère Germain qui dirigeait le scriptorium du monastère. Le moine était la personne la plus savante qu’il lui eût été donné de rencontrer. Par conséquent, il connaissait la date de la Saint-Clément. Mais ce n’était pas la seule raison qui poussait le jeune archer jusqu’à l’abbaye : il avait compris que s’il existait un être au monde capable de comprendre les étranges écrits de son père, c’était lui. Et la pensée que, peut-être, il recevrait le matin même une réponse au mystère du Graal, rendait Thomas fébrile. Il s’en étonna lui-même. Souvent, il doutait de l’existence du Graal, et plus souvent encore, il souhaitait transmettre à quelqu’un d’autre le fardeau du vase sacré ; et voilà que, tout à coup, il ressentait l’excitation du chasseur. Mieux, il se sentait écrasé par la solennité de la quête, au point qu’il s’arrêta de marcher et, les yeux fixés sur les jeux de lumière à la surface de la rivière, il essaya de faire revivre dans sa tête la vision de feu et d’or qu’il avait eue par une froide nuit d’automne, dans le nord de l’Angleterre. « Qu’il est stupide de douter ! pensa-t-il soudain. Le Graal existe, assurément ! Il attend simplement d’être trouvé, et d’apporter ainsi le bonheur dans un monde à feu et à sang. »
— Gare !
Thomas fut tiré brutalement de sa rêverie par un gaillard qui poussait une charrette à bras remplie de coquilles d’huîtres. Le petit chien attaché au véhicule se jeta sur Thomas en tentant en vain de mordre ses chevilles et poussa une série de jappements mécontents lorsqu’il fut entraîné péremptoirement par la ficelle de son maître. Mais le jeune archer ne prêta que peu d’attention à l’épisode, car une pensée lui était venue. Sans doute le Graal se dissimulait-il aux yeux des indignes en les faisant douter. Donc, pour le trouver, il lui suffirait de croire en lui et, peut-être, de requérir l’aide de frère Germain, ne fut-ce qu’une petite aide.
Un portier arrêta Thomas à l’entrée du monastère. Aussitôt pris d’une quinte de toux, le moine se plia en deux, chercha à reprendre son souffle, puis se releva lentement et se moucha entre ses doigts.
— J’ai attrapé la mort, dit-il en haletant, voilà tout.
Il se racla la gorge à grand bruit et envoya un gros crachat en direction des mendiants agglutinés près de la porte.
— Pour le scriptorium, c’est par là, après le cloître, dit-il.
Thomas suivit la direction indiquée et déboucha dans une grande salle éclairée par le soleil, où une vingtaine de moines écrivaient devant des pupitres inclinés. Un petit feu brûlait au centre de la pièce, certainement pour empêcher l’encre de geler, mais la température ambiante était suffisamment froide pour blanchir l’haleine des moines penchés sur leurs parchemins. Les saints hommes étaient occupés à copier des livres, emplissant la pièce aux murs de pierre du crissement de leurs plumes. Deux novices écrasaient de la poudre à peinture sur une table latérale, un autre découpait des peaux d’agneau et un quatrième affûtait des plumes d’oie. Tous étaient placés sous la férule de frère Germain qui, assis sur une estrade, œuvrait à son propre manuscrit.
Germain était vieux et petit, frêle et courbé, doté d’une couronne de fins cheveux blancs, d’une paire d’yeux de myope vitreux et d’un visage à l’expression perpétuellement courroucée. Le nez penché à trois pouces du pupitre, il était plongé dans son œuvre et ne remarqua la présence de Thomas qu’en entendant résonner son pas près de lui. Il leva brusquement la tête, et malgré sa vue déficiente, distingua la forme d’une épée sur le flanc de son visiteur inattendu.
— Quelle est l’affaire qui amène un soldat dans la maison de Dieu ? rugit-il. Vous êtes venu achever ce que les Anglais ont commencé l’été dernier ?
— L’affaire qui m’amène vous concerne, mon frère.
Le crissement des plumes avait soudain cessé, et toutes les oreilles se tendaient dans leur direction.
— Retournez à votre besogne ! aboya-t-il. Vous n’êtes pas encore au paradis ! Vous avez une tâche à accomplir !
Les plumes furent dûment trempées dans les encriers, et les bruits reprirent, qui grattant le parchemin, qui le découpant et qui broyant la poudre. Frère Germain, voyant Thomas gravir les marches de l’estrade, fut aussitôt sur ses gardes.
— Est-ce que je vous connais ? gronda-t-il.
— Nous nous vîmes l’été dernier. C’est messire Guillaume qui m’amena à vous.
— Messire Guillaume !
Frère Germain, sursautant, posa sa plume.
— Messire Guillaume, reprit-il, je doute que nous le revoyions jamais ! Ah ! Il a été mis en cage par Coutances, m’a-t-on dit, et c’est une bonne chose. Savez-vous ce qu’il a fait ?
— Coutances ?
— Non, messire Guillaume, pauvre sot ! Il s’est retourné contre le roi en Picardie ! Retourné contre le roi ! Quelle vile félonie ! Il a certes toujours été fou, il a toujours risqué sa vie, mais maintenant, il sera bien chanceux s’il conserve sa tête. Qu’est cela ?
Thomas, ayant sorti le livre de son enveloppe, l’avait placé sur le pupitre.
— J’espérais, mon frère, prononça-t-il humblement, que vous pourriez tirer quelque…
— Vous voulez que je le lise, n’est-ce pas ? Vous n’avez jamais appris à lire et maintenant, vous faites appel à moi en pensant que je n’ai rien de mieux à faire que de lire quelque tissu d’âneries pour que vous puissiez évaluer sa valeur ?
Il arrivait parfois que des illettrés entrent en possession de livres et les apportent au monastère pour les faire évaluer, dans le vain espoir qu’une somme de pieux conseils pût se révéler un livre rare de théologie, d’astrologie ou de philosophie.
— Quel est votre nom, m’avez-vous dit ? finit par s’enquérir l’irascible moine.
— Je n’ai pas dit mon nom, mais on m’appelle Thomas.
Son nom ne parut pas évoquer de souvenir précis chez frère Germain, mais, déjà, ce détail n’avait plus d’importance. Car il s’était plongé dans le livre, formant les mots avec ses lèvres, tournant les pages du bout de ses longs doigts blancs, sidéré et émerveillé. Puis il revint à la première page et lut la phrase en latin à haute voix : Calix meus inebrians.
Il murmura ces mots avec le respect dû à des paroles sacrées et fit le signe de la croix. Lorsqu’il en arriva à la page qui comportait l’étrange écriture hébraïque, il s’anima et traduisit à haute voix : « Pour mon fils, qui est le fils du tirshatha et le petit-fils de Hakalya. »
Tournant vers lui ses yeux de myope, il avisa Thomas :
— Est-ce vous ?
— Moi ?
— Êtes-vous le petit-fils de Hakalya ?
En dépit de sa mauvaise vue, il remarqua l’égarement qui se peignit sur les traits de son vis-à-vis.
— Oh, que m’importe ! s’exclama-t-il d’un ton impatient. Savez-vous ce que c’est ?
— Des contes, répondit Thomas, des contes sur le Graal.
— Des contes ! Des contes ! Vous êtes pareils à des enfants, vous autres soldats ! Sans cervelle, cruels, sans éducation et avides de contes. Savez-vous ce qu’est cet écrit ? demanda-t-il en pointant un long doigt vers les étranges lettres ponctuées des symboles semblables à des yeux. Le savez-vous ?
— C’est de l’hébreu, n’est-ce pas ?
— C’est de l’hébreu, n’est-ce pas ? répéta frère Germain, mimant son jeune interlocuteur. C’est de l’hébreu, naturellement, n’importe quel mauvais écolier de l’université de Paris saurait cela, mais c’est leur écriture magique ! Ce sont les lettres qu’utilisent les juifs pour exercer leurs charmes, leur magie noire. (Il se pencha sur une page.) Ici, vous voyez ? Le nom du diable, Abracadabra ! (Il fronça les sourcils.) Celui qui a écrit ceci prétend que l’on peut faire surgir Abracadabra en ce monde en invoquant son nom au-dessus du Graal. Cela paraît plausible.
Frère Germain refit en hâte le signe de croix pour garder le diable à distance, puis leva la tête vers Thomas.
— Où avez-vous eu ceci ? demanda-t-il d’un ton coupant, mais sans attendre de réponse. C’est vous, n’est-ce pas ?
— Qui ?
— Le Vexille que messire Guillaume m’a amené ! proféra-t-il d’un ton accusateur, en se signant derechef. Vous êtes anglais ! (Dans sa bouche, cela ressemblait à la pire des insultes.) À qui allez-vous remettre ce livre ?
— Je veux le comprendre d’abord, risqua Thomas, que cette question rendait perplexe.
— Le comprendre ! Vous ! se gaussa frère Germain. Non, non. Vous allez me le laisser, jeune homme, afin que je puisse le copier, et ensuite, il devra être apporté à Paris, aux dominicains. Ils ont envoyé quelqu’un pour poser des questions sur vous.
— Sur moi ? s’étonna Thomas, encore plus perplexe.
— Sur la famille Vexille. Il semble qu’un membre de votre répugnante espèce ait combattu aux côtés du roi l’été dernier, et qu’à présent il se soit soumis à l’Église. L’Inquisition aurait eu… (frère Germain fit une courte pause, cherchant visiblement le bon mot)… quelques conversations avec lui.
— Avec Guy ?
Thomas savait que Guy était son cousin, qu’il avait combattu du côté français en Picardie, et surtout, qu’il avait tué son père dans sa quête du Graal, mais il n’en savait guère plus.
— Qui d’autre voulez-vous que ce soit ? Et maintenant, dit-on, Guy Vexille est réconcilié avec l’Église, poursuivit le moine en continuant à feuilleter le livre. Réconcilié avec l’Église, vraiment ! Un loup peut-il se coucher avec des agneaux ? Qui a écrit ceci ?
— Mon père.
— Ainsi, vous êtes le petit-fils de Hakalya ! constata frère Germain avec respect, puis il referma ses mains maigres sur le livre. Merci de me l’avoir apporté.
— Pouvez-vous me dire ce que signifient les passages en hébreu ? demanda Thomas, déconcerté par les derniers mots du vieux moine.
— Vous le dire ? Assurément, je puis vous le dire, mais cela ne signifiera rien pour vous. Savez-vous qui était Hakalya ? Le tirshatha vous est-il familier ? Certes non. Ce serait perdre son temps que de vous répondre. Mais je vous remercie de m’avoir apporté ce livre.
Il prit un morceau de parchemin, saisit sa plume et la trempa dans l’encrier.
— Vous remettrez cette missive au sacristain, et il vous donnera une gratification. À présent, j’ai à faire.
Il signa la missive et la tendit à son visiteur.
Thomas, de son côté, tendit la main vers le livre.
— Je ne puis le laisser ici, déclara-t-il.
— Je ne puis le laisser ici ! Vous allez le laisser ici, jeune homme ! Cette sorte de livre appartient à l’Église. De plus, je dois en faire une copie.
Frère Germain joignit les mains sur le livre et le recouvrit de son corps en prononçant d’une voix sifflante :
— Vous allez me le laisser !
Thomas avait pris le frère Germain pour un ami, ou, du moins, ne le considérait-il pas comme un ennemi, en dépit des mots durs qu’il avait eus à propos de la félonie de messire Guillaume. Mais le moine avait également dit que le livre devait être transporté à Paris et remis aux dominicains. À présent, le jeune archer comprenait que Germain était allié avec les hommes de l’Inquisition qui, de leur côté, avaient Guy Vexille avec eux. Et il comprenait aussi que ces hommes effrayants recherchaient le Graal avec une convoitise qu’il n’avait pas appréciée à sa juste valeur, et que leurs recherches passaient par lui et par le livre. Ces hommes étaient ses ennemis, et cela signifiait que frère Germain l’était également et qu’il avait commis une terrible erreur en apportant le livre en ce lieu.
En proie à une soudaine crainte, il tendit la main pour reprendre son bien.
— Il faut que je parte, déclara-t-il.
Frère Germain s’arc-bouta sur l’ouvrage, mais ses bras frêles ne pouvaient rivaliser avec ceux d’un archer. Néanmoins, il s’y cramponna avec entêtement, menaçant de déchirer la fragile couverture de cuir.
— Où irez-vous ensuite ? demanda-t-il, essayant de tromper son visiteur par une fausse promesse. Si vous me le laissez, j’en ferai une copie et je vous le ferai parvenir lorsque j’aurai fini.
Thomas se dirigeait vers le nord, vers Dunkerque, aussi indiqua-t-il la direction opposée.
— Je me rends à La Roche-Derrien, mentit-il.
— Une garnison anglaise ? protesta frère Germain sans lâcher prise.
Thomas lui administra une tape qui lui arracha un cri.
— Vous ne pouvez l’emporter chez les Anglais ! n’en continua pas moins à protester le vieux moine.
— Je l’emporte à La Roche-Derrien, martela Thomas en se saisissant enfin de l’objet tant convoité.
Il replia la fine couverture de cuir sur les pages, puis sortit à demi l’épée de son fourreau, car les administrés de frère Germain s’étaient glissés à bas de leurs tabourets et se montraient menaçants. Mais la vue de la lame eut raison de leur courage et ils le laissèrent sortir sans intervenir.
Le portier, en proie à une nouvelle quinte, s’appuya contre la voûte en essayant de reprendre son souffle, les joues ruisselantes de larmes.
— Au moins, ce n’est pas la lèpre, parvint-il à prononcer, je sais que ce n’est point la lèpre. Mon frère avait la lèpre et il ne toussait point. Pas beaucoup en tout cas.
— Quel est le jour de la Saint-Clément ? demanda Thomas, se souvenant à temps de ce détail.
— Après-demain, si Dieu m’aime assez pour me prêter vie jusque-là.
Nul ne suivit Thomas, mais cet après-midi-là, tandis qu’en compagnie de Robbie, il baignait jusqu’en haut des cuisses dans l’eau glacée de la rivière, garnissant les planches du Pentecôte d’épaisses couches de mousse à grand renfort de coups de battoir, une patrouille de soldats en livrée rouge et jaune vint interroger Pierre Villeroy pour savoir s’il avait vu un Anglais vêtu d’une cotte de mailles et d’une cape noire.
— C’est lui, là, répondit le capitaine en désignant Thomas, puis il éclata d’un rire tonitruant. Si d’aventure je vois un Anglais, poursuivit-il, je lui pisse dans la gorge, à ce bâtard, jusqu’à ce qu’il se noie.
— Non, emmène-le plutôt au château, répondit le chef de la patrouille, avant de mener ses hommes vers le bateau suivant.
Villeroy attendit que les soldats fussent hors de portée de voix pour annoncer à Thomas :
— Pour me remercier, tu vas bien me faire deux petites rangées de plus !
— Par le Christ ! jura le jeune archer.
— C’était un bon charpentier, fit observer le géant entre deux bouchées d’une tarte aux pommes amoureusement confectionnée par Yvette, mais c’était aussi le Fils de Dieu, pas vrai ? Ce qui fait que les basses besognes, comme calfater les planches, n’étaient point de son ressort. Alors ma foi, ne perds point ton temps à Lui demander son aide ! Allez tape fort, mon gars, vas-y, fais bien entrer la mousse !
Messire Guillaume tenait bon depuis près de trois mois, et il était sûr de pouvoir tenir indéfiniment si le comte de Coutances ne recevait pas de poudre à canon. Mais il savait également que ses jours en Normandie étaient comptés. Le comte de Coutances était son seigneur-lige, il tenait ses terres de lui comme le comte tenait les siennes du roi. Dès lors que quelqu’un était déclaré félon par son seigneur-lige, et si le roi le soutenait, il n’avait aucun avenir s’il ne devenait pas le vassal d’un autre seigneur, lui-même vassal d’un autre roi. Messire Guillaume avait écrit au roi et en avait appelé à des amis influents à la cour, mais il n’avait reçu aucune réponse. Le siège se poursuivant, il devait quitter le manoir. Cela l’attristait, car Evecque était sa maison. Pas un pouce de ses pâtures ne lui était étranger ; il savait où trouver les bois de cerf après la mue ; il connaissait les cachettes des jeunes lièvres qui se tapissaient, tremblants, dans les hautes herbes ; et les eaux profondes où pullulaient les brochets n’avaient pas de secret pour lui. C’était sa maison. Mais un homme déclaré félon n’avait pas de maison.
Aussi, à la veille de la Saint-Clément, tandis que ses assiégeants étaient plongés dans les ténèbres humides de l’hiver, prit-il la poudre d’escampette.
Pas un instant, il n’avait douté du succès de son entreprise. Le comte de Coutances était un homme d’âge moyen, lourdaud, dénué d’imagination, dont l’expérience au combat se limitait à servir les seigneurs d’un rang plus élevé. Il se refusait à prendre des risques et était sujet à des explosions de colère lorsque le monde échappait à son entendement, ce qui se produisait fréquemment. Il ne comprenait pas les raisons pour lesquelles des hommes haut placés à Paris l’encourageaient à assiéger Evecque, mais il y voyait une chance de s’enrichir et donc obéissait à leurs injonctions, même s’il se méfiait fort de messire Guillaume. Ce dernier avait la trentaine et avait passé la moitié de sa vie à se battre, en général pour son propre compte. En Normandie, on l’appelait le seigneur de la mer et de la terre, parce qu’il se battait sur les deux terrains avec une fougue et une efficacité égales. Autrefois, il avait été beau, avec un visage dur et des cheveux d’or, mais Guy Vexille, le comte d’Astarac, lui avait pris un œil et laissé des cicatrices qui durcissaient encore son visage. C’était un être qui inspirait la crainte, un combattant, mais dans la hiérarchie des rois, princes, ducs et comtes, il était d’un rang inférieur, et ses terres attisaient la convoitise. Il était donc tentant de le déclarer félon.
Le manoir abritait douze hommes, trois femmes et huit chevaux, ce qui signifiait que les chevaux, sauf un, devraient porter deux cavaliers.
À la tombée de la nuit, alors que la pluie tombait doucement sur les champs gorgés d’eau, messire Guillaume ordonna de poser des madriers à l’emplacement du pont-levis et de bander les yeux des chevaux, qui furent guidés un par un à travers le pont de fortune. Les assiégeants, engourdis par le froid et la pluie, restèrent aveugles et sourds, alors que les guetteurs placés aux postes avancés avaient été mis à cette place dans le but exprès d’empêcher une telle fuite.
Après avoir enlevé leur bandeau aux chevaux, les fugitifs se mirent en selle et se dirigèrent vers le nord. Ils ne furent arrêtés qu’à une seule reprise par un guet qui leur demanda leur nom. « Par le diable, pour qui nous prenez-vous ? » répliqua messire Guillaume, d’une voix si menaçante que le guet renonça à les questionner davantage.
Ils atteignirent Caen à l’aube sans avoir été autrement inquiétés. Ce ne fut que lorsqu’un guetteur vit les madriers en travers du fossé que les assiégeants comprirent que les oiseaux s’étaient envolés, ce qui n’empêcha pas le comte de perdre du temps à fouiller le manoir. Il trouva des meubles, de la paille et des marmites, mais pas de trésor.
Une heure plus tard, une centaine d’hommes en cape noire firent irruption à Evecque. Leur chef ne portait pas de bannière et leurs écus ne portaient pas d’armoiries. Ils paraissaient rompus à la bataille, à l’instar de ces gens qui gagnaient leur vie en louant leurs lances et leurs épées au plus offrant. Ils descendirent de leur monture à côté du pont de fortune et deux d’entre eux, dont l’un était un religieux, traversèrent la cour.
— Qu’est-ce qui a été pris ? demanda le religieux d’un ton bref.
Le comte de Coutances se tourna vers l’homme, qui portait une robe de dominicain et lui demanda avec emportement :
— Qui êtes-vous ?
— Vos hommes se sont-ils livrés au pillage ? Qu’ont-ils pris ? répéta le dominicain avec impatience.
— Rien, affirma le comte.
— Où est la garnison ?
— La garnison ? Elle s’est échappée.
Dans sa rage, Bernard Taillebourg cracha par terre. Guy Vexille leva la tête vers la tour sur laquelle la bannière du comte avait pris le relais de celle de messire Guillaume.
— Quand se sont-ils échappés ? Et où sont-ils allés ? demanda-t-il.
À son ton, le comte redressa vivement la tête. En effet, Vexille ne portait pas d’écusson sur son surcot noir.
— Qui êtes-vous ? répéta-t-il.
— Votre égal, répondit froidement l’homme en noir, et mon seigneur le roi voudra savoir où ils sont partis.
Tous l’ignoraient. Mais il apparut, aux dires des soldats, que certains, la nuit même, avaient entendu un martèlement de sabots dans la direction du nord. Messire Guillaume et les siens se seraient donc dirigés vers Caen, emportant avec eux le Graal, s’ils le possédaient réellement. En conséquence, Taillebourg ordonna à ses hommes de se remettre en selle sur leurs chevaux fatigués.
Ils atteignirent Caen en début d’après-midi, mais le Pentecôte voguait déjà sur le fleuve, à mi-chemin de la mer, poussé vers le nord par un vent changeant incapable de lutter contre la marée montante. En pestant, Pierre Villeroy s’évertuait en vain à contenir la marée, mais messire Guillaume le pressait, s’attendant à voir apparaître ses ennemis à tout moment. Il n’était accompagné que de deux hommes d’armes, car les autres n’avaient pas souhaité suivre leur seigneur vers une nouvelle allégeance. À vrai dire, messire Guillaume lui-même n’éprouvait que peu d’enthousiasme pour cette loyauté forcée.
— Crois-tu qu’il me plaise de me battre pour Edouard d’Angleterre ? grommela-t-il, s’adressant à Thomas. Mais ai-je le choix ? Mon propre seigneur s’est retourné contre moi. Il ne me reste donc plus qu’à jurer fidélité à votre Edouard. Ainsi, au moins, conserverai-je la vie.
Telle était la raison qui le conduisait à Dunkerque. De là, il rejoindrait les lignes anglaises qui assiégeaient Calais et ferait allégeance au roi Edouard.
Les chevaux avaient dû être abandonnés à quai. Messire Guillaume n’emportait donc à bord du Pentecôte que son armure, quelques vêtements et trois sacs de cuir remplis de pièces d’or qu’il avait jetés sur le pont avant de donner l’accolade à Thomas.
Ensuite, le jeune archer s’était tourné vers son vieil ami. Mais Will Skeat s’était contenté de lui adresser un simple regard, puis s’était détourné. Thomas, qui s’apprêtait à lui adresser la parole, se retint. Skeat portait une salade et ses cheveux, devenus blancs comme neige, dépassaient sous le bord de métal usagé. Sa face était plus maigre que jamais, marquée de profondes rides, et son regard était vague comme s’il venait de se réveiller. Il avait tout d’un vieil homme, à présent. Or, il ne pouvait avoir dépassé quarante-cinq ans. Mais au moins était-il vivant. Lorsque Thomas l’avait vu pour la dernière fois, il était horriblement blessé, atteint par un coup d’épée qui lui avait fendu le crâne et mis à nu le cerveau. Par miracle, il avait pu rejoindre la Normandie et être confié aux soins experts de Mordecaï, le médecin juif que l’on aidait à présent à franchir la précaire passerelle.
Thomas avança d’un pas prudent vers son vieux maître qui le regarda d’un œil vide.
— Will ? risqua le jeune archer, Will ?
Au son de cette voix, une lueur s’alluma dans les yeux de Skeat.
— Thomas ! s’écria-t-il. Par Dieu, c’est bien toi !
Le vieil homme s’avança d’un pas légèrement chancelant, et les deux amis se donnèrent l’accolade.
— Par Dieu, Thomas, que c’est bon d’entendre une voix anglaise ! De tout l’hiver, je n’ai entendu d’autre langage qu’un jargon étranger. Par ma foi, mon garçon, tu parais plus vieux.
— Je suis plus vieux, répondit Thomas. Mais comment vas-tu, Will ?
— Je suis vivant, Tom, je suis vivant, bien que je me demande parfois si je n’aurais pas mieux fait de mourir. Me voilà devenu aussi frêle qu’un poussin.
Skeat avait quelques difficultés d’élocution ; les mots sortaient de sa bouche de façon indistincte, comme s’il avait bu.
— Je ne devrais pas t’appeler Will tout court, car à présent tu es sir William ! dit Thomas.
— Sir William ? Moi ? s’esclaffa Skeat. Tu es toujours aussi farceur, mon garçon. Trop intelligent pour ton bien, pas vrai, Tom ?
Skeat n’avait aucun souvenir de la bataille de Picardie et ne se rappelait donc pas avoir été fait chevalier par le roi avant le premier assaut des Français. Thomas se demandait parfois si cette distinction n’avait pas été destinée à galvaniser les archers, car, devant le nombre infiniment supérieur des guerriers ennemis, le roi n’avait pas grand espoir en la survie de ses troupes. Et pourtant, ses troupes avaient bel et bien survécu ; elles avaient remporté la victoire, mais le prix à payer pour Skeat avait été terrible.
Ce dernier ôta son casque pour se gratter le chef, révélant une affreuse cicatrice bosselée et ridée sur un côté du cuir chevelu.
— Frêle comme un poussin, répéta le vieil archer, et je n’ai pas décoché une flèche depuis des semaines.
Comme Villeroy larguait les amarres et faisait prendre le courant au Pentecôte, Mordecaï intervint et réclama le repos pour son patient. Puis il salua Thomas et se mit aussitôt à maugréer contre le froid, contre les privations du siège et contre le sort qui lui faisait le mauvais coup de l’envoyer à bord d’un bateau. Enfin, il adressa au jeune homme son bon sourire de sage :
— Vous avez bonne mine, Thomas. Pour quelqu’un qui s’est balancé autrefois au bout d’une corde, vous avez diablement bonne mine. Comment sont vos urines ?
— Claires et douces.
— Votre ami, sir William… (Mordecaï tourna la tête d’un mouvement brusque vers la cabine où Skeat avait été étendu sur une pile de peaux de moutons)… son urine est très trouble. Je crains que vous ne m’ayez pas rendu service en me l’envoyant.
— Il est vivant, cependant.
— Je me demande comment.
— Et je vous l’ai envoyé parce que vous êtes le meilleur.
— Vous me flattez.
Mordecaï chancela légèrement, car le bateau avait roulé sur une vaguelette dont personne, hormis lui, n’avait eu conscience. Mais le bon docteur fut aussitôt sur le qui-vive. Eût-il été chrétien, il se fût signé pour éloigner la menace du danger ; mais ne l’étant pas, il dut se contenter de jeter un regard inquiet à la voile déchirée comme s’il craignait qu’elle ne s’écroule en l’étouffant dans ses lambeaux de toile.
— Je déteste les bateaux, gémit-il. Ce sont des machines contre nature. Pauvre Skeat ! Il semble en voie de guérison, je le reconnais, mais je ne puis me vanter d’avoir fait autre chose que laver la plaie et empêcher les gens de mettre des charmes à base de pain moisi et d’eau bénite sur sa tête. Je trouve que la religion et la médecine ne font pas bon ménage. Skeat vit, je pense, parce que cette pauvre Eléonore a fait ce qu’il fallait quand il a été blessé.
Eléonore avait remis le morceau de boîte crânienne sur le cerveau exposé à l’air, appliqué un cataplasme de mousse et de toiles d’araignées, puis bandé la plaie.
— J’ai été fort attristé, pour Eléonore, ajouta-t-il.
— Moi aussi, répondit Thomas. Elle était enceinte. Nous allions nous marier.
— Elle était mignonne, vraiment très mignonne.
— Messire Guillaume a dû être attristé ?
Mordecaï dodelina de la tête.
— Quand il a reçu votre lettre ? C’était avant le siège, naturellement… (Il fronça les sourcils, s’efforçant de se souvenir.) Attristé ? Non, je ne crois pas. Il a grogné, c’est tout. Il aimait Eléonore, assurément, mais c’était l’enfant d’une servante, pas… C’est triste. Enfin, quoi qu’il en soit, ainsi que vous l’avez dit, votre ami sir William est vivant. Le cerveau est une étrange chose, Thomas. Sir William comprend, à mon avis, quoiqu’il ne puisse se souvenir. Sa parole est difficile, et ce n’est pas étonnant, et, étrangement, il ne reconnaît personne avec ses yeux. Lorsque j’entre dans une pièce, il m’ignore, mais il me suffit de parler pour qu’il me reconnaisse. Nous nous sommes tous accoutumés à parler dès lors que nous l’approchons. Vous vous y accoutumerez vous aussi. (Mordecaï sourit.) Mais c’est bon de vous voir.
— Ainsi, vous voyagez jusqu’à Calais avec nous ?
— Que nenni, pas jusqu’à Calais, pauvre de moi ! (Il frissonna.) Mais je ne pouvais rester en Normandie. Je craignais fort que le comte de Coutances, faute de messire Guillaume, ne se réjouisse de faire un exemple avec un juif. Non, de Dunkerque, je redescendrai dans le sud. D’abord à Montpellier, je pense. Mon fils y étudie la médecine. Et de Montpellier, peut-être me rendrai-je en Avignon.
— Avignon ?
— Le pape est très hospitalier pour les juifs, expliqua Mordecaï en se rattrapant au plat-bord, car le Pentecôte avait frémi sous l’effet d’une petite rafale de vent, et nous avons besoin d’hospitalité.
Tandis que le navire quittait l’embouchure du fleuve et que les vagues froides s’étiraient vers le gris de l’horizon, Thomas s’entretint avec messire Guillaume. Mordecaï avait laissé entendre que ce dernier s’était montré indifférent à l’annonce de la mort d’Eléonore, mais ce ne fut pas ce qu’il sembla à Thomas lorsqu’il évoqua le souvenir de sa fille. Messire Guillaume, dont le visage défiguré par les cicatrices était plus dur et plus sombre que jamais, parut prêt à fondre en larmes en entendant les détails de la mort cruelle de sa fille.
— Sais-tu autre chose sur les hommes qui l’ont tuée ? demanda-t-il comme Thomas achevait son récit.
Le jeune archer ne put que répéter ce que lui avait dit lord Outhwaite après la bataille à propos du religieux français nommé Taillebourg et de son étrange valet.
— Taillebourg, répéta messire Guillaume d’un ton bref, voilà un homme de plus à faire périr, n’est-ce pas ? (Il se signa.) C’était une enfant illégitime, murmura-t-il comme pour lui-même, mais c’était une gentille fille. Tous mes enfants sont morts à présent.
Il regarda l’océan, ses longs cheveux blonds et sales soulevés par la brise.
— Nous avons une vaste mission à accomplir, tous les deux : il nous faut tuer nos ennemis et trouver le Graal.
— D’autres que nous sont à sa recherche, fit observer Thomas.
— Nous devons le trouver les premiers, gronda messire Guillaume. Mais nous allons d’abord à Calais, afin que je fasse allégeance à Edouard, et ensuite, nous nous battrons. Par Dieu, Thomas, nous nous battrons.
Il se retourna et considéra ses deux hommes d’armes d’un air renfrogné, comme évaluant à quel point sa fortune et ses gens avaient été réduits par le destin. Puis, à la vue de Robbie, il sourit :
— Ton Écossais me plaît.
— Il sait se battre, confirma Thomas.
— C’est pourquoi il me plaît. Et lui aussi veut tuer Taillebourg ?
— Nous sommes trois à vouloir sa mort.
— Alors, que Dieu vienne en aide à ce bâtard, parce que nous allons jeter ses tripes aux chiens ! Mais il va falloir lui faire savoir que tu te trouves parmi les assiégeants de Calais, hein ? S’il doit se mettre à notre recherche, il doit savoir où tu es.
Pour atteindre Calais, le Pentecôte devait mettre le cap sur l’est puis sur le nord, mais depuis qu’il avait quitté le port, il paraissait moins naviguer qu’être soumis au caprice des flots qui le ballottaient à leur gré. Un léger vent de sud-ouest l’avait poussé hors de l’embouchure du fleuve, mais ensuite, bien avant qu’ils fussent hors de vue des rivages normands, la brise faiblit et la voile déchirée se mit à claquer et à taper sur la vergue. Le bateau roulait comme un tonneau, bercé par une houle morne venue de l’ouest, où des nuages noirs s’amoncelaient comme une rangée de lugubres collines. Le pâle jour d’hiver s’assombrit de bonne heure, ne laissant apparaître qu’un dernier vestige de lumière sous les nuages. On voyait briller çà et là quelques feux sur la terre plongée peu à peu dans l’obscurité.
— La marée va nous remonter là-haut, annonça Villeroy, maussade, et ensuite, elle va nous faire redescendre. Nous monterons et nous descendrons jusqu’à ce que Dieu ou saint Nicolas nous envoie du vent.
Et, effectivement, ainsi que le capitaine l’avait prédit, ils remontèrent la Manche avec la marée, puis refluèrent avec elle. Thomas, Robbie et les deux hommes d’armes de messire Guillaume descendirent à tour de rôle dans la cale remplie de pierres pour aller écoper l’eau.
— Pour sûr, il prend l’eau, expliqua le géant à un Mordecaï inquiet à l’extrême, tous les bateaux prennent l’eau. Il prendrait l’eau comme une passoire si je manquais de le calfater tous les trois mois. Je mets de la mousse et je prie saint Nicolas. C’est ça qui nous empêche de couler.
La nuit était noire. Une brume humide s’étendait sur le rivage où vacillaient quelques lointaines lumières. Les vagues venaient se briser faiblement contre la coque et la voilure pendait, inutile. Pendant quelque temps, ils naviguèrent près d’une barque de pêche éclairée par une lanterne allumée sur le pont. Les pêcheurs remontèrent leur filet en chantant en chœur, puis ils détachèrent les rames et s’éloignèrent vers l’est. Bientôt, leur minuscule lueur disparut dans la brume.
— C’est le vent d’ouest qui arrive, comme toujours, annonça Villeroy. Il vient de l’ouest, des terres perdues.
— Les terres perdues ? s’étonna Thomas.
— Oui, par là-bas, répondit le capitaine en désignant un point dans l’obscurité. Si on navigue aussi loin que les hommes sont capables de naviguer, on arrive jusqu’aux terres perdues, et il y a là-bas une montagne plus haute que le ciel où Arthur dort avec ses chevaliers. (Il fit le signe de croix.) Et tout en haut des falaises qui sont sous la montagne on voit les âmes des marins noyés qui appellent leurs femmes. Il fait froid par là-bas, toujours froid, il fait froid et c’est toujours plongé dans le brouillard.
— Un jour, mon père les a vues, ces terres, intervint Yvette.
— C’est ce qu’il a dit, commenta son homme, mais il faut reconnaître que c’était un fameux buveur.
— Il a dit que c’était plein de poisson, poursuivit Yvette comme si elle n’avait pas entendu, et que les arbres étaient fort petits.
— C’était du cidre qu’il buvait, il s’en est mis des vergers entiers dans le gosier, mais il savait naviguer, ton père. Pris de boisson ou à jeun, c’était un marin.
Thomas se mit à fouiller la nuit, les yeux fixés sur l’endroit qu’ils indiquaient. Il imagina une traversée vers le pays où le roi Arthur et ses chevaliers dormaient dans le brouillard, où les âmes des noyés appelaient leurs amantes perdues.
— Il est temps d’aller écoper, lui dit Villeroy, le ramenant à la réalité.
Le jeune archer descendit au fond de la cale et écopa l’eau dans des seaux jusqu’à ce que ses bras soient engourdis de fatigue. Puis il alla se blottir dans les peaux de mouton que le géant conservait sur son bateau parce que, selon lui, il faisait plus froid en mer que sur terre, et, quitte à se noyer, autant se noyer au chaud.
L’aube arriva lentement, en s’infiltrant dans l’horizon comme une tache grise. Le gouvernail grinçait dans ses cordes, inutile sur ce bateau bercé par la houle sans vent. La côte normande était toujours en vue, telle une balafre vert-de-gris à l’horizon. À la lumière grandissante, Thomas aperçut trois petites embarcations quittant la côte à la rame et se dirigeant vers l’est. Sans doute étaient-ce des barques de pêche. Il demanda pourquoi le Pentecôte ne disposait pas, lui aussi, de rames. Yvette répondit à sa question en expliquant que le bateau était trop lourd, surtout lorsqu’il était plein.
— Plein ?
— Nous transportons des marchandises, dit-elle.
Son homme était en train de dormir dans la cabine, en faisant vibrer tout le navire par ses ronflements.
— Nous remontons et nous descendons la côte, avec de la laine, du vin, du bronze, du fer, des pierres de construction, des peaux…
— Et cela vous plaît ?
— Extrêmement.
Elle lui sourit et son jeune visage, singulièrement triangulaire, en acquit une beauté nouvelle.
— Ma mère, indiqua-t-elle, elle allait me mettre au service de l’évêque. Frotter et laver, faire la cuisine et récurer et ça, pendant toute la vie, à en avoir les mains usées… Mais Pierre, il m’a dit que si je voulais, je pouvais vivre libre comme un oiseau sur son bateau, et voilà.
— Vous êtes tous les deux tout seuls ?
Le Pentecôte paraissait grand pour être manœuvré par deux personnes seulement, même si l’une d’elles était un géant.
— Il n’y a personne qui veuille venir à bord, répondit la jeune femme. Une femme sur un bateau, ça porte malheur. C’est ce que mon père avait coutume de dire.
— C’était un pêcheur ?
— Oui, et un bon pêcheur, mais ça ne l’a pas empêché de se noyer. Il a été pris sur les Casquets par une mauvaise nuit. (Elle dévisagea son interlocuteur, l’air grave.) Il a vraiment vu les terres perdues, vous savez.
— Je vous crois.
— Il a navigué très loin au nord et ensuite à l’ouest, et il disait que les hommes des terres du nord connaissaient fort bien les lieux de pêche des terres perdues, et qu’il y avait du poisson à perte de vue. Il disait qu’on pouvait marcher sur la mer tellement elle grouillait de poisson, et qu’un jour où il errait au milieu du brouillard il vit cette terre et il vit des arbres pareils à des buissons et il vit les âmes des morts sur le rivage. Elles étaient noires, disait-il, comme si elles avaient été écorchées par les flammes de l’enfer, et il prit peur et il fit demi-tour et il s’enfuit. Il lui fallut deux mois pour y arriver et un mois et demi pour rentrer et tout son poisson s’était gâté car il ne voulait pas accoster sur le rivage pour le fumer.
— Je vous crois, répéta Thomas, quoique pris de sérieux doutes.
— Je crois que si je me noie, Pierre et moi, nous irons jusqu’aux terres perdues ensemble, ainsi il n’aura pas à s’asseoir sur les falaises et à m’appeler, conclut-elle d’un ton très naturel, avant de planter là son interlocuteur pour aller préparer le petit déjeuner de son homme dont les ronflements venaient justement de s’éteindre.
Messire Guillaume émergea de la cabine. Il cligna des yeux à la lumière, puis se dirigea vers la poupe, où il urina par-dessus la lisse tout en observant les trois barques qui, ayant quitté le fleuve, se trouvaient à présent à environ un mille du Pentecôte.
— Ainsi, tu as vu frère Germain ? demanda-t-il à Thomas.
— Hélas, oui.
— C’est un savant, répondit messire Guillaume en remontant ses chausses, ce qui veut dire qu’il n’a point de couilles. Il n’en a pas besoin. Il est intelligent, cependant, très intelligent, mais il n’a jamais été de notre côté.
— Je le croyais votre ami.
— Lorsque j’avais du pouvoir et la bourse bien remplie, j’avais beaucoup d’amis, Thomas, mais frère Germain n’en a jamais fait partie. Il a toujours été bon fils de l’Église. Jamais je n’aurais dû te présenter à lui.
— Pourquoi donc ?
— Dès lors qu’il a su que tu étais un Vexille, il a répété notre conversation à l’évêque, qui l’a répétée à l’archevêque, qui l’a répétée au cardinal, le cardinal en a parlé à qui de droit, et l’Église s’est soudain intéressée aux Vexille, car ta famille possédait jadis le Graal. Et c’est justement le moment que choisit Guy Vexille pour réapparaître, de sorte que l’Inquisition s’empara de lui.
Il se tut, le regard tourné vers l’horizon, puis se signa.
— Voilà ce qu’est ton Taillebourg, j’en mettrais ma main au feu. C’est un dominicain, et la plupart des inquisiteurs sont des chiens du Seigneur.
Puis il posa sur Thomas son œil unique.
— Je me demande pourquoi on les appelle les chiens du Seigneur.
— C’est par plaisanterie, expliqua Thomas. Cela vient du latin Domini canes : les chiens du Seigneur.
— Cela ne me fait point rire, commenta le gentilhomme d’un ton rogue. Qu’un de ces bâtards parvienne à te mettre la main dessus et tu te retrouves avec des tisonniers chauffés à blanc dans les yeux et à remplir la nuit de tes hurlements. On m’a dit qu’ils ont mis la main sur Guy Vexille, et j’espère qu’ils lui ont fait souffrir mille morts.
— Ainsi, Guy Vexille serait leur prisonnier ? s’étonna son interlocuteur.
En effet, frère Germain lui avait appris que son cousin s’était réconcilié avec l’Église.
— C’est ce qu’on m’a dit. On m’a dit aussi qu’il a chanté des psaumes sur le chevalet de torture de l’Inquisition. Et nul doute qu’il leur ait révélé que ton père possédait le Graal, et qu’il fit voile un jour jusqu’à Hookton pour le trouver, sans résultat. Mais qui l’accompagna jusqu’à Hookton ? Moi, et nul autre. Aussi, je suis convaincu que la mission de Coutances était de me mettre la main dessus, de m’arrêter et de me traîner à Paris. En même temps, ils ont dépêché des gens en Angleterre afin d’y glaner tous les renseignements possibles.
— Et de tuer Eléonore, compléta Thomas d’une voix blanche.
— Et ils nous le paieront.
— Et voici qu’ils sont à nos trousses jusqu’ici.
— Quoi ? s’écria messire Guillaume avec un sursaut.
Thomas désigna du doigt les trois barques de pêche qui, à présent, se dirigeaient tout droit sur eux. Compte tenu de la distance, ils ne parvenaient pas à distinguer leurs occupants, mais elles se rapprochaient. Yvette, qui arrivait à la poupe munie du petit déjeuner de sa moitié, fait de pain, de jambon et de fromage, vint rejoindre les deux amis, intriguée. Elle lâcha alors un juron que seule une fille de pêcheur pouvait connaître et courut quérir son homme.
Les yeux d’Yvette étaient accoutumés à la mer. Elle avait immédiatement compris que ces barques n’étaient pas des barques de pêche, ne fût-ce que parce qu’il y avait bien trop d’hommes à bord. Au bout d’un moment, Thomas, dont les yeux étaient plus accoutumés à rechercher les ennemis parmi les feuilles vertes, parvint enfin à apercevoir les silhouettes des occupants, dont certains portaient des cottes de mailles. Quand on n’avait pas l’intention de tuer, on ne prenait pas la mer en cotte de mailles.
— Ils auront des arbalètes, prédit Villeroy.
Le géant, qui les avait rejoints sur le pont, était en train d’attacher les cordelettes de sa vaste cape de cuir. Il laissa errer son regard alternativement sur les barques qui se rapprochaient et sur les nuages accrochés dans le ciel, comme s’il pouvait conjurer l’apparition d’un vent favorable. Mais sur cette mer lisse comme du verre, il n’y avait pas l’ombre d’une ride annonciatrice de brise.
— Des arbalètes, répéta-t-il, l’air sombre.
— Tu veux que je me rende ? lui demanda messire Guillaume, mais d’un ton acide qui sentait le sarcasme.
— Ce n’est point à moi de dire à Votre Seigneurie ce qu’elle doit faire, répondit Villeroy d’un ton non moins sarcastique, mais m’est avis que vos gens pourraient peut-être aller chercher quelques grosses pierres dans la cale.
— Et que veux-tu en faire ?
— Que ces chiens enragés essaient un peu d’aborder, et ils verront ce que je m’en vais leur balancer. Ces viles coquilles de noix… Un caillou dans le cul, et ils ne feront pas les fiers, ces coquins, quand ils se retrouveront à barboter empêtrés dans leur cotte de mailles… Pas commode de nager quand on est emmailloté dans du fer… ricana-t-il.
Les pierres furent dûment remontées et Thomas prépara ses flèches et son arc. Robbie revêtit sa cotte de mailles et passa l’épée de son oncle à son flanc. Les deux hommes d’armes de messire Guillaume se postèrent à ses côtés sur le passavant, car c’était là que se ferait toute tentative d’abordage ; c’était à cet endroit que le plat-bord était le plus proche de l’eau.
Thomas se rendit à l’arrière, rejoint par Will Skeat. Bien qu’il ne reconnût pas son ancien compagnon d’armes, le vieil archer vit l’arc et tendit une main.
— C’est moi, Will, dit Thomas.
— Je sais que c’est toi, mentit Skeat. Laisse-moi essayer ton arc, mon garçon.
Son jeune ami s’exécuta et suivit des yeux avec tristesse les gestes du vieil homme qui tentait de tendre la corde sans y parvenir, pas même à demi.
Skeat rendit l’arme à Thomas avec un regard embarrassé.
— Je ne suis plus ce que j’étais, marmonna-t-il.
— Tu le redeviendras, Will.
Skeat cracha par-dessus bord.
— Est-ce que le roi m’a réellement fait chevalier ?
— Oui.
— Parfois, je crois me souvenir de la bataille, Tom, mais ensuite, ça s’évapore. Comme un brouillard.
Skeat regarda les trois barques qui s’approchaient en formation, propulsées par des rameurs qui utilisaient toute la force de leurs bras. Des arbalétriers étaient postés à la proue et à la poupe de chaque embarcation.
— As-tu déjà envoyé une flèche depuis un bateau ? s’enquit Skeat.
— Jamais.
— Tu bouges et ils bougent. Cela ne rend pas la chose aisée. Mais prends ton temps, mon gars, prends ton temps.
Un homme cria quelque chose sur la barque la plus proche, mais elle était toujours trop loin, et les paroles de l’homme se perdirent dans les airs.
— Saint Nicolas, sainte Ursule, pria Villeroy, envoyez-nous du vent, et un vent bien fort.
— Prenez garde, il va s’en prendre à nous ! avertit Skeat.
En effet, un arbalétrier de la barque du centre avait levé son arme. Le soldat l’arma en la soulevant très haut, puis il tira. Le carreau vint s’écraser avec une violence étonnante sur la poupe du Pentecôte. Messire Guillaume, au mépris du danger, grimpa sur la lisse en se tenant au cordage pour garder son équilibre.
— Ce sont les hommes de Coutances, constata-t-il.
Quelques-uns, dans la barque la plus proche, portaient effectivement la livrée verte et noire qui constituait l’uniforme des assiégeants d’Evecque.
On entendit vibrer d’autres arbalètes. Deux traits vinrent s’abattre sur les planches de la poupe, et deux autres passèrent en sifflant aux oreilles de messire Guillaume pour terminer leur course dans la voilure, mais la plupart retombèrent dans l’eau. Bien que la mer fût calme, viser à partir de ces petites embarcations n’était pas chose facile.
Et petites, elles l’étaient. Chacune des trois barques contenait huit ou dix rameurs et autant d’archers ou d’hommes d’armes. De toute évidence, elles avaient été choisies pour leur vitesse, mais elles paraissaient minuscules à côté du Pentecôte et toute tentative d’abordage était donc extrêmement périlleuse. Cependant, l’une des trois barques paraissait déterminée à tenter sa chance.
— Je pense qu’ils vont laisser ces deux barques nous arroser de carreaux, expliqua messire Guillaume, pendant qu’avec cette garce-là (il désigna la barque qui s’approchait à vive allure), ils vont se lancer à l’abordage.
Des traits vinrent s’écraser sur la coque et transpercer la voile, tandis qu’un autre heurtait le mât juste au-dessus d’un crucifix usé par les intempéries et cloué sur le bois goudronné. Le Christ délavé perdit son bras gauche et Thomas se demanda si c’était un mauvais présage. Mais il chassa bien vite cette pensée. Il tendit son arc et tira. Il ne lui restait plus que trente-quatre flèches, mais ce n’était pas le moment de les épargner.
La première était encore en l’air que déjà la deuxième partait, et les arbalétriers n’avaient pas encore fini d’enrouler leur corde que la première flèche taillait le bras d’un rameur et que la deuxième faisait voler en éclats une partie de la proue de la barque. Puis une troisième flèche siffla par-dessus les têtes de l’équipage pour aller s’écraser dans l’eau. Les rameurs se baissèrent, mais l’un d’eux tomba en avant avec un soubresaut, le dos percé d’une flèche. L’instant suivant, un homme d’armes fut touché à la cuisse et s’affala sur deux rameurs. Soudain, le chaos régna à bord de la barque qui vira brutalement dans un bruit de rames claquant les unes contre les autres. Thomas baissa son arc.
— Tu as bien tiré profit de mes leçons, le félicita chaudement Will Skeat. Ah, Tom, tu as toujours été un gaillard sacrément dangereux !
La barque s’éloigna. Les flèches de Thomas avaient été largement plus efficaces que les carreaux d’arbalète car elles avaient été tirées depuis un grand bâtiment beaucoup plus stable que les barques étroites et surchargées de leurs ennemis. Il n’y avait eu qu’un seul tué parmi eux, mais le rythme soutenu des premières flèches avait semé la terreur parmi les rameurs qui, s’ils étaient incapables de voir d’où provenaient les projectiles, entendaient en revanche le sifflement des empennages et les cris des blessés.
Les deux autres barques prirent la troisième en charge et les arbalétriers pointèrent leurs armes.
Thomas sortit une flèche de son sac, inquiet de ce qui se passerait lorsqu’il n’aurait plus de munitions. C’est à ce moment qu’un tourbillon de petites rides trahit l’imminence de l’arrivée d’un vent. Un vent d’est, qui plus était, le plus improbable de tous les vents sur cette mer, et pourtant bien réel. La grande voile brune du Pentecôte se gonfla et retomba, puis se gonfla à nouveau, et soudain, le bateau s’éloigna de ses poursuivants et l’eau se mit à clapoter sur ses flancs. Les hommes de Coutances actionnèrent leurs rames avec frénésie. « Baissez-vous ! » cria messire Guillaume. Thomas se baissa derrière le bastingage pour éviter une volée de carreaux, dont les uns vinrent s’abattre sur la coque et les autres montèrent, déchirant la voile. Villeroy cria à Yvette de se mettre à la barre, puis affala la grand-voile avant de plonger dans la cabine, pour remonter avec une immense et antique arbalète qu’il arma avec un long levier de fer. Il introduisit un carreau rouillé, puis tira sur le poursuivant le plus proche.
— Chiens enragés ! rugit-il. Fils de chiennes ! Vos mères forniquaient avec des chiens ! Bâtards de putains !
Il réarma, chargea un nouveau projectile rouillé et tira, mais le trait s’enfonça dans l’eau.
Le Pentecôte gagna de la vitesse et fut bientôt hors de portée des arbalètes.
Le vent enfla et le bateau filait loin de l’ennemi. Les trois barques avaient commencé à remonter le chenal dans l’espoir que la marée et un éventuel vent d’ouest leur ramèneraient leur proie, mais le vent venant de l’est, les rameurs n’étaient pas de taille à lutter. Aussi abandonnèrent-ils la chasse. Mais au moment où ils renonçaient, deux nouveaux poursuivants firent leur apparition à l’embouchure de l’Orne. Deux grands bateaux équipés de grandes voiles carrées, pareilles à la grand-voile du Pentecôte, étaient en train de sortir en mer.
— Celui qui est devant, c’est le Saint-Esprit, annonça Villeroy, dont les yeux de marin reconnaissaient les bateaux à distance, et l’autre, c’est la Marie. La Marie, elle est rapide comme une truie prête à mettre bas, mais le Saint-Esprit, il va nous rattraper.
— Le Saint-Esprit ? répéta sir Guillaume, visiblement abasourdi. Jean Lapoullier ?
— Et qui voulez-vous que ce soit d’autre ?
— Je le prenais pour un ami !
— Oui, c’était un ami, tant que vous possédiez de la terre et des écus, mais que vous reste-t-il à présent ?
Messire Guillaume réfléchit à cette vérité pendant quelques instants.
— Dans ce cas, pourquoi m’aides-tu, toi ?
— Parce que je suis un imbécile, répondit le géant avec bonne humeur, et parce que vous allez m’accorder une belle récompense.
Messire Guillaume accueillit cette dernière affirmation par un grognement.
— Mais pas si nous prenons la mauvaise direction, objecta-t-il au bout d’un moment.
— La bonne direction, indiqua le capitaine, c’est loin du Saint-Esprit et dans le sens du vent, donc, cap à l’ouest.
Ils gardèrent le cap à l’ouest toute la journée. Ils filaient à bonne vitesse, mais le Saint-Esprit les rattrapait lentement. Le matin même, ce n’était guère qu’une silhouette indistincte à l’horizon ; à midi, on distinguait la petite plate-forme du mât où, selon Villeroy, se positionneraient les arbalétriers ; et en milieu d’après-midi, on voyait nettement les yeux blancs et noirs peints de part et d’autre de la proue. Le vent d’est avait pris de la force au fil de la journée. À présent, il soufflait en violentes rafales glaciales qui striaient d’écume blanche la crête des vagues. Messire Guillaume proposa de mettre le cap au nord, peut-être jusqu’aux rives de l’Angleterre, mais Villeroy, affirmant ne pas connaître cette côte, craignait de ne pas pouvoir y trouver refuge si le temps se gâtait.
— Et à cette époque de l’année, il est aussi changeant que l’humeur d’une femme, ajouta-t-il.
Comme pour lui donner raison, ils durent affronter de violents grains d’une pluie mêlée de neige qui cinglaient l’eau et le bateau, coupant la visibilité sur plusieurs encablures. Messire Guillaume insista de nouveau pour changer de cap tant que le bateau était dissimulé à la vue par les grains, mais Villeroy s’y refusa avec entêtement. Thomas en déduisit que le géant craignait d’être accosté par des Anglais qui ne demanderaient pas mieux que de capturer un bateau français.
Un nouveau grain vint les arroser. La pluie rebondissait sur le pont et la neige recouvrait d’une fine pellicule blanche les parties de drisses et de voilure orientées à l’est. Villeroy craignait de voir sa voile se déchirer en deux, mais n’osait affaler la toile car chaque fois que les grains se calmaient, laissant derrière eux une mer blanche d’écume et secouée de vagues, le Saint-Esprit était toujours en vue, et toujours un peu plus près.
— Il est rapide, avoua-t-il à contrecœur, et Lapoullier connaît son bateau.
Cependant, le jour d’hiver déclinait et avec la nuit, le Pentecôte aurait une chance de s’échapper. Ses poursuivants ne l’ignoraient pas ; sans doute imploraient-ils le Ciel de leur accorder un petit supplément de vitesse. Inexorablement, ils se rapprochaient, comblant la distance pouce par pouce. Mais le Pentecôte restait en tête. La côte avait disparu à présent. Les deux navires étaient seuls, jetés sur un océan agité et plongé peu à peu dans le noir. Et lorsque la nuit fut presque complète, le premier trait enflammé jaillit de la proue du Saint-Esprit.
Il avait été tiré par une arbalète. Les flammes trouèrent la nuit, s’élevèrent en arc de cercle et replongèrent dans le sillage du Pentecôte.
— Renvoie-lui une flèche ! gronda messire Guillaume.
— Trop loin, répondit Thomas.
Une bonne arbalète surpasserait toujours un arc de frêne. Mais pendant que l’on rechargeait l’arbalète, l’archer anglais avait le temps de courir pour avoir sa cible à portée de flèche et d’en tirer une demi-douzaine. Hélas, perdu dans l’obscurité grandissante, Thomas n’avait pas cette possibilité, et il ne voulait pas prendre le risque de gâcher des munitions. Il ne lui restait plus qu’à patienter. Un second trait de feu déchira la nuit, s’élevant vers les nuages, puis s’abîma lui aussi dans les flots.
— Elles volent moins bien, commenta Will Skeat.
— Qu’as-tu dit, Will ? demanda Thomas.
— Ils enveloppent la tige dans un chiffon, et ça les ralentit. As-tu déjà envoyé une flèche enflammée, Tom ?
— Non, jamais.
— Ça demande une portée de cinquante pas, expliqua le vieux maître tout en suivant des yeux la troisième flèche qui plongeait dans l’eau, et ça empêche la précision.
— Celle-ci était plus près, intervint messire Guillaume.
Villeroy était en train de remplir d’eau de mer un baril qu’il avait posé sur le pont. Pendant ce temps, Yvette avait grimpé avec agilité sur le gréement pour aller se percher sur les barres de flèche et hissait des seaux de toile remplis d’eau pour arroser la voile.
— Pouvons-nous utiliser des flèches enflammées ? demanda messire Guillaume. Cette chose-là doit avoir la portée nécessaire.
Il désigna du menton la monstrueuse arbalète du géant. Thomas traduisit la question à Will Skeat, dont le français était encore rudimentaire.
— Des traits enflammés ? s’interrogea le vieil homme en plissant le front. Il faut de la poix, Tom, et il faut tremper l’étoupe dedans et ensuite attacher très solidement l’étoupe, mais en effilochant un peu les bords pour que le feu brûle gentiment. Il faut que le feu prenne profondément dans l’étoupe, pas seulement au bord, parce qu’il ne durerait pas, et quand il brûle bien et profond, on envoie le trait avant qu’il entame la tige.
— Non, traduisit Thomas, nous ne pouvons pas.
Messire Guillaume poussa un juron, puis se retourna en voyant la première flèche enflammée s’abattre sur la coque. Mais le projectile avait touché trop bas à la poupe, si bas que les flammes furent aussitôt éteintes par une vague avec un chuintement.
— Il y a bien quelque chose à faire ! s’écria le gentilhomme, tremblant de rage impuissante.
— Oui, être patients, proposa Villeroy, debout à la barre.
— Je peux utiliser ton arbalète ?
Le géant hocha la tête. Aussitôt, messire Guillaume arma la gigantesque machine et envoya un carreau vers le Saint-Esprit. Il la réarma ensuite à l’aide du levier, grognant sous l’effort. Généralement, une arbalète tendue par un levier était plus facile à manier que celles armées au moyen d’une vis sans fin et d’un rochet, mais celle de Villeroy était géante, comme son propriétaire.
Ses traits avaient dû atteindre le bateau de leurs poursuivants, mais il faisait trop sombre pour voir s’ils avaient causé des dommages. Thomas en doutait, car son étrave était haute et son plat-bord renforcé. Les traits décochés par messire Guillaume terminaient certainement leur course sur les planches. En revanche, les projectiles enflammés du Saint-Esprit commençaient à menacer le Pentecôte. Les arbalètes ennemies faisaient feu à trois ou quatre, à présent.
Thomas et Robbie étaient occupés à éteindre les traits enflammés avec de l’eau lorsqu’un carreau en feu frappa la voile. Le feu commença à lécher la toile, mais Yvette parvint à l’éteindre au moment où son homme changeait brusquement de cap. Thomas entendit la longue tige du gouvernail gémir sous l’effort. Avec une embardée, le navire mit le cap au sud.
— Le Saint-Esprit n’a jamais été très rapide sous le vent, expliqua Villeroy, et il est ballotté quand la mer est mauvaise.
— Et nous, nous sommes plus rapides ? demanda Thomas.
— C’est ce que nous verrons, répondit le marin.
— Pourquoi n’avons-nous pas essayé plus tôt ? s’emporta messire Guillaume.
— Parce que nous n’avions pas assez d’espace, répondit placidement Villeroy, tandis qu’au même moment un carreau enflammé filait au-dessus du pont arrière comme un météore. Mais maintenant, on a franchi le cap.
Par là, il voulait dire qu’ils naviguaient désormais en sécurité, à l’ouest de la péninsule normande et qu’ils avaient laissé au sud la partie infestée d’écueils située entre la Normandie et la Bretagne.
Ce changement de cap signifiait que, le Saint-Esprit ayant maintenu le cap à l’ouest, il était soudain davantage à portée. Thomas envoya une volée de flèches vers les silhouettes indistinctes des hommes en armure lancés à leur poursuite. Yvette, redescendue de ses hauteurs, halait des cordages sur le pont. Lorsqu’elle fut satisfaite du nouveau réglage de la voile, elle remonta sur son perchoir au moment où deux carreaux enflammés s’écrasaient dans la toile. Thomas vit les flammes s’élever et Yvette s’efforcer de les éteindre avec des seaux d’eau.
Il envoya très haut dans le ciel une nouvelle flèche qui retomba sur le pont du bateau ennemi. Messire Guillaume, de son côté, maniait sa rudimentaire machine du mieux qu’il pouvait, faisant son possible pour expédier les traits à intervalles rapprochés. Mais ni l’un ni l’autre ne furent récompensés par le moindre cri de douleur. Puis la distance se creusa et Thomas détacha sa corde.
Le Saint-Esprit, changeant de cap, se mit à la poursuite de sa proie. Pendant quelques instants, il parut disparaître dans la nuit. Mais une autre flèche enflammée s’éleva de son pont, l’éclairant brièvement, le temps de permettre à Thomas de constater que sa manœuvre était terminée et qu’il se trouvait de nouveau dans le sillage du Pentecôte. La voile qui continuait à brûler donnait à l’ennemi un repère qu’il ne pouvait manquer de suivre. Les arbalétriers envoyèrent trois projectiles simultanément en faisant crépiter les flammes dans la nuit, et Yvette déversait ses seaux avec l’énergie du désespoir. Mais la voile était embrasée à présent et le bateau perdait de la vitesse au fur et à mesure que la toile perdait son efficacité. Mais, par bonheur, on entendit le vent siffler et une pluie battante vint les cingler de plein fouet.
Le grain s’abattit avec une extraordinaire violence, crépitant sur la voile carbonisée et tambourinant sur le pont. Thomas crut qu’il n’allait jamais finir, mais il stoppa aussi brusquement qu’il était arrivé, et tous, à bord du Pentecôte, se retournèrent, attendant le carreau de feu qui ne manquerait pas de s’élever du pont du Saint-Esprit. Mais lorsque la flamme s’alluma enfin dans le ciel, elle était très éloignée, beaucoup trop pour lui permettre d’illuminer leur bateau, et Villeroy ricana :
— Ils croient que nous avons changé de cap à l’ouest avec ce grain, mais nous sommes trop malins pour leur rendre ce service.
En effet, les poursuivants avaient tenté de prendre la tête, dans l’idée que Villeroy se remettrait dans le sens du vent, mais ils avaient fait le mauvais calcul et s’étaient trop éloignés.
De nouveaux traits enflammés traversèrent la nuit, mais tirés dans toutes les directions, dans l’espoir d’obtenir un reflet de la coque du Pentecôte. Mais celui-ci s’éloignait de plus en plus, entraîné par les vestiges de sa voile. Grâce à ce grain miraculeux, ils avaient échappé à l’ennemi.
Thomas se demanda s’il n’était pas placé sous la protection directe de Dieu, maintenant qu’il possédait le livre du Graal. Puis la culpabilité l’assaillit. La culpabilité parce qu’il doutait de l’existence du Graal ; parce qu’il dépensait le pécule de lord Outhwaite au lieu de l’utiliser pour sa quête ; enfin, la culpabilité plus grande encore pour les morts inutiles d’Eléonore et du père Hobbe. Aussi tomba-t-il à genoux sur le pont, la tête levée vers le crucifix où était cloué le Christ désormais manchot.
— Pardonne-moi, Seigneur, pardonne-moi.
— Les voiles, ça coûte cher, dit Villeroy.
— Tu auras une nouvelle voile, Pierre, promit messire Guillaume.
— Et prions pour que ce qui reste de celle-ci nous emmène quelque part, ajouta Villeroy d’une voix acide.
Au nord, une dernière flèche rouge se détacha sur le noir de la nuit. Puis il n’y eut plus rien, hormis l’obscurité infinie d’une mer houleuse sur laquelle le Pentecôte continua à naviguer sans encombre sous sa voile en lambeaux.
L’aube se leva, brumeuse et agitée par une brise qui gonflait une voile si fragile que Villeroy et Yvette la plièrent en deux afin de permettre au vent de souffler sur de la toile, et non à travers des trous. Lorsque ce fut fait, le Pentecôte, cahin-caha, mit le cap au sud puis à l’ouest. Le Ciel avait eu la bonté de leur envoyer un brouillard qui les cachait à la vue des pirates qui hantaient le golfe séparant la Normandie de la Bretagne. Chacun en rendit grâces à Dieu. Le capitaine ne savait au juste où ils se trouvaient ; sa seule certitude était que la côte normande se trouvait à l’est et que toutes les terres, dans cette région, étaient inféodées au comte de Coutances. Aussi conservèrent-ils leur cap, Yvette étant perchée sur l’étrave afin de surveiller les nombreux récifs.
— Ces satanées eaux pondent les récifs comme des œufs, grommela Villeroy.
— Eh bien, va dans les eaux profondes, proposa messire Guillaume.
Le géant cracha par-dessus bord.
— Les eaux profondes, elles pondent les pirates anglais.
Ils poussèrent vers le sud. Le vent déclinait et la mer se calmait. Il faisait toujours froid, mais les grains avaient cessé et, comme un pâle soleil commençait à chasser la brume, Thomas alla s’asseoir auprès de Mordecaï à la proue.
— J’ai une question à vous poser, dit-il.
— Mon père m’avait bien dit de ne jamais monter à bord d’un bateau, répondit le vieux juif.
Sa face allongée était pâle et sa barbe, qu’il brossait habituellement avec tant de soin, était emmêlée. Il tremblait en dépit de sa cape de fortune en peaux de mouton.
— Savez-vous, poursuivit-il, que les marins flamands prétendent qu’on peut calmer une tempête en jetant un juif par-dessus bord ?
— Le font-ils réellement ?
— C’est ce qu’on m’a dit, affirma Mordecaï, et si j’étais à bord d’un bateau flamand, j’accueillerais la noyade comme une alternative heureuse à cette existence. Qu’avez-vous là ?
Thomas avait ôté la couverture du livre légué par son père.
— Voici ma question, répondit-il. Qui est Hakalya ?
— Hakalya ?
Mordecaï répéta ce nom, puis secoua la tête.
— Croyez-vous que, par précaution, les Flamands transportent des juifs à bord de leurs bateaux ? Cela semble sensé, même si c’est cruel. Pourquoi mourir, si un juif peut le faire à votre place ?
Thomas ouvrit le livre à la première page de l’écriture hébraïque, à l’endroit où frère Germain avait déchiffré le nom d’Hakalya.
— Là, dit-il en remettant le livre à son interlocuteur. Hakalya.
Mordecaï pencha le nez sur l’ouvrage.
— Petit-fils d’Hakalya, traduisit-il à haute voix, et fils du tirshatha. J’y suis ! C’est une confusion à propos de Jonas et du grand poisson.
— Hakalya ?
— Non, mon garçon ! La superstition à propos des juifs et des tempêtes est une confusion à propos de Jonas, une confusion faite par les ignorants.
Revenant à la page ouverte, le vieux médecin demanda :
— Êtes-vous le fils du tirshatha ?
— Je suis le fils bâtard d’un prêtre !
— Et c’est votre père qui a écrit ceci ?
— Oui.
— Pour vous ?
Thomas hocha la tête.
— Oui, je pense.
— Donc, vous êtes le fils du tirshatha et le petit-fils de Hakalya, confirma Mordecaï en souriant. Ah, bien sûr ! Néhémie. Ma mémoire est presque aussi mauvaise que celle de ce pauvre Skeat. J’avais oublié que Hakalya était le père de Néhémie.
Ces explications n’avançaient pas Thomas pour autant.
— Néhémie ?
— Et il était le tirshatha, naturellement. C’est extraordinaire, ne trouvez-vous pas ? Immanquablement, après une période où nous autres juifs, nous prospérons dans un État, cet État se fatigue de nous et nous rend responsables du moindre petit accident. Puis le temps passe et nous sommes rappelés dans nos fonctions. Le tirshatha, Thomas, était le gouverneur de Juda sous les Perses. Néhémie était le tirshatha. Ce n’était pas le roi, bien sûr, il n’a été que gouverneur pendant quelque temps sous le règne d’Artaxerxès.
L’érudition du vieil homme était impressionnante, certes, mais elle n’éclairait pas la lanterne de Thomas. Pourquoi le père Ralph s’identifiait-il à Néhémie, un personnage qui avait dû vivre des centaines d’années avant le Christ, avant le Graal ? La seule réponse qui venait à l’esprit était, comme à l’accoutumée, la folie.
Mordecaï feuilleta les pages du parchemin et fit la grimace.
— Je suis toujours étonné de voir à quel point les gens ont soif de miracles, dit-il en tapotant une page de son doigt taché par toutes les médecines qu’il avait mélangées et réduites en poudre. « Une coupe en or dans la main du Seigneur qui enivra toute la terre. » Que diable cela peut-il bien signifier ?
— Il parle du Graal, dit Thomas.
— J’avais compris, Thomas, le réprimanda Mordecaï d’une voix douce, mais ces mots n’ont pas été écrits à propos du Graal. Ils concernent Babylone. Ils font partie des lamentations de Jérémie. (Il tourna une page.) Les gens aiment le mystère. Ils ne veulent pas d’explications, parce que lorsque les choses sont expliquées, il n’y a plus matière à espérance. Combien de fois me suis-je trouvé au chevet d’agonisants, sachant qu’ils étaient perdus, mais, malgré cela, prié de partir parce que le prêtre allait arriver bientôt avec son plat recouvert d’un linge, et que tout le monde priait pour demander un miracle ! Or, jamais le miracle ne se produisait. Et le malade trépassé, c’était moi que l’on accusait, non pas Dieu ni le prêtre, mais moi !
Il reposa le livre sur ses genoux et les pages se soulevèrent au vent léger.
— Ce que vous détenez, c’est une somme de récits sur le Graal, et quelques curieux écrits qui s’y réfèrent peut-être. En quelque sorte, un livre de méditations. (Il fronça les sourcils.) Ton père croyait-il véritablement en l’existence du Graal ?
Thomas s’apprêta à protester de la ferme conviction de son père, puis se ravisa. En général, son père était un homme intelligent, porté à l’ironie et plein d’humour. Mais il lui arrivait aussi de se transformer en une sorte de sauvage hurlant qui luttait avec Dieu et essayait désespérément de comprendre les mystères sacrés.
— Je pense, finit-il par dire prudemment, qu’il avait foi en l’existence du Graal.
— Mais bien sûr que oui, s’exclama soudain Mordecaï, que je suis stupide ! Bien sûr qu’il avait foi en son existence, puisqu’il croyait le posséder !
— Ah ? souffla Thomas, qui n’y comprenait plus rien.
— Néhémie était plus que le tirshatha de Juda, c’était l’échanson d’Artaxerxès. Il le dit au début de ses écrits : « J’étais alors l’échanson du roi. » Ici, vois. (Il indiqua une ligne écrite en hébreu.) « J’étais l’échanson du roi. »
Ce sont les mots de votre père, Thomas, pris dans le livre de Néhémie.
Thomas baissa les yeux sur les écrits et sut que Mordecaï ne se trompait pas. Il avait entre les mains le testament de son père. Il avait été l’échanson du plus grand des rois, de Dieu Lui-même, du Christ, et cette phrase confirmait les rêves de Thomas. Le père Ralph avait été l’échanson. Il avait possédé le Graal. Le Graal existait vraiment. Thomas frissonna.
— Je pense, risqua Mordecaï, que votre père croyait posséder le Graal, mais cela semble improbable.
— Improbable ! protesta le jeune archer.
— Je ne suis qu’un juif, poursuivit le vieux médecin d’une voix faussement humble, comment pourrais-je dans ce cas connaître le Sauveur de l’humanité ? Il y en a qui disent que je ne devrais même pas parler de ces choses-là, mais pour autant que je sache, Jésus n’était pas riche. N’ai-je pas raison ?
— Si, confirma Thomas, Jésus était pauvre.
— Ainsi, j’ai raison, ce n’était pas un homme riche, et à la fin de sa vie, il participe à un seder.
— Un seder ?
— À la Pâque juive. Et au seder, il mange du pain et il boit du vin, et le Graal, dis-moi si je me trompe, était soit le plat de pain, soit la coupe de vin, oui ?
— Oui.
— Oui, répondit Mordecaï en écho, en suivant des yeux une petite barque de pêche qui naviguait à bâbord.
Le Saint-Esprit avait disparu et aucune des petites embarcations qu’ils croisaient ne s’intéressait à leur bateau.
— Cependant, si Jésus était pauvre, poursuivit-il, quelle sorte de plat utilisa-t-il pour le seder ? Un plat en or ? Un plat serti de joyaux ? Ou un plat en poterie ordinaire ?
— Tout ce qu’il touchait, objecta Thomas, Dieu pouvait le transformer.
— Ah oui, c’est vrai, j’oubliais, reconnut Mordecaï.
Il parut déçu, puis sourit et rendit son livre à Thomas.
— Dès que nous serons arrivés à bon port, dit-il, je ferai une traduction de l’hébreu pour vous, et j’espère que cela vous aidera.
— Thomas ! le héla messire Guillaume depuis la poupe. Nous avons besoin de bras nouveaux pour écoper !
Le calfatage n’avait pas pu être terminé et le Pentecôte prenait l’eau de façon alarmante. Le jeune archer descendit dans la cale et entreprit de passer les seaux à Robbie, qui lançait leur contenu par-dessus bord. Messire Guillaume avait expressément demandé à Villeroy de remettre le cap sur le nord-est pour tenter de rejoindre Dunkerque, mais Villeroy était inquiet pour sa voile déchiquetée et plus encore pour sa coque percée.
— Il va me falloir accoster sous peu, grommela-t-il, et vous, il va vous falloir m’acheter une voile.
Ils ne pouvaient se risquer en Normandie. Il était bien connu à travers toute la province que messire Guillaume avait été déclaré félon et si le Pentecôte était recherché – et c’était probable, sur cette côte de contrebandiers –, messire Guillaume serait découvert. Il ne restait plus que la Bretagne. Le gentilhomme pressa donc le capitaine de rejoindre Saint-Malo ou Saint-Brieuc. Entendant cela, Thomas protesta du fond de la cale en criant que Will Skeat et lui-même seraient considérés comme des ennemis par les autorités de Bretagne car ces villes avaient fait allégeance au duc Charles. Celui-ci se battait contre les rebelles soutenus par les Anglais ; ces derniers, de leur côté, estimaient que le duc Jean était le seul habilité à régner sur la Bretagne.
— Où veux-tu aller, dans ce cas, demanda messire Guillaume. En Angleterre ?
— Jamais nous n’atteindrons l’Angleterre, dit Villeroy en regardant sa voile d’un œil triste.
— Les îles ? proposa Thomas, songeant à Jersey ou Guernesey.
— Les îles ! s’écria messire Guillaume, conquis par cette idée.
Cette fois, ce fut à Villeroy d’élever des objections.
— Impossible ! jeta-t-il.
Puis il expliqua que le Pentecôte était un bateau de Guernesey et qu’il avait été parmi les hommes qui l’avaient capturé.
— Si je l’emmène dans les îles, ils le reprennent et moi avec.
— Pour l’amour du Ciel, où donc pouvons-nous aller ? s’impatienta messire Guillaume.
— Pouvons-nous aller jusqu’à Tréguier ? intervint alors Will Skeat.
Tout le monde fut si abasourdi de l’entendre que, l’espace de quelques instants, nul ne répondit.
— Tréguier ? répéta Villeroy au bout d’un moment, avant de hocher la tête. Pourquoi pas ?
— Pourquoi Tréguier ? demanda messire Guillaume.
— Parce que la ville était entre les mains des Anglais la dernière fois qu’on m’en a parlé, répondit Skeat.
— Elle l’est toujours, confirma Villeroy.
— Et nous avons des amis là-bas, ajouta Skeat.
« Et des ennemis », se dit Thomas. Tréguier n’était pas seulement le plus proche port breton passé aux mains des Anglais, mais le port le plus proche de La Roche-Derrien. Or, c’était là que l’attendait sir Geoffrey Carr, l’Épouvantail. De plus, c’était cette ville qu’il avait nommée à frère Germain, ce qui signifiait à coup sûr que l’information parviendrait aux oreilles Taillebourg, qui l’y chercherait lui aussi. Mais peut-être Jeannette s’y trouvait-elle également. Tout à coup, Thomas, qui avait répété pendant des semaines que jamais il n’y retournerait, fut pris d’une folle impatience d’arriver à La Roche-Derrien.
Car c’était là-bas, en Bretagne, qu’il possédait des amis, d’anciennes amours et des ennemis qu’il voulait éliminer.